Récemment, un vieil ami déboule chez moi à l’heure de l’apéro pour me claquer la bise ;
avant de filer, il me dit : « tu n’aurais pas pour mes vacances un bouquin pas trop chiant
mais intéressant ? Tu vois ce que je veux dire ? ». Ayant écrit il y a 2 ans un article sur le
premier tome des « mémoires d’outre-vies de Jean-François Kahn, je lui ai tendu sans hésiter
ce livre, en lui rappelant qu’il s’agissait d’un prêt…
À 83 ans, Jean-François Kahn se fait grand reporter de sa propre vie. Paru au printemps
dernier, le premier tome de ses « Mémoires d’outre-vies est une mosaïque de souvenirs de ce
personnage pluriel : comment définir Jean-François Kahn ? Journaliste ? Bien sûr, mais pas
seulement. Polémiste ? À l’évidence oui, mais ce serait réducteur. Essayiste ? Certes, mais pas
uniquement. Patron de presse ? Oui, mais pas que ? Cette énumération pourrait se
poursuivre : bref, si cet homme était un couteau il serait suisse !
La plume sans le masque
Ce pavé de 650 pages nous propose une plongée sur plusieurs décennies qui ont façonné le
monde tel qu’il est aujourd’hui. Le récit galope et le lecteur ne s’ennuie jamais : les
événements planétaires défilent dans un style sobre et familier, encore que l’emploi suranné
de l’imparfait du subjonctif émaille drôlement le récit : « je sortis très tôt de l’hôtel, juste
avant que les commandos palestiniens ne le bouclassent et y tinssent les journalistes
prisonniers. »
Pudique, l’auteur fait en sorte que ses facettes professionnelles prennent le pas sur sa vie
privée. Jean-François Kahn est l’aîné de trois frères, avec Olivier le cadet, éminent chimiste
nobélisable disparu en 1999 et Axel le benjamin, généticien renommé récemment décédé.
Issu du côté paternel d’une famille d’intellectuels juifs alsaciens, JFK fut élevé dans la religion
de sa mère, catholique fervente, adhérente « aux Croix de feu dans sa jeunesse ce qui la
prédisposait, comme la majorité des Français, à des sentiments maréchalistes qu’elle répudia
après la rafle du Vel d’Hiv ». Tout en exerçant plusieurs métiers, Jean-François Kahn s’inscrit
en licence d’histoire avant de s’orienter vers le journalisme.
Il couvre la guerre d’Algérie pour Paris Presse l’Intransigeant puis, après l’indépendance,
comme envoyé permanent du Monde. Ces quatre années passées dans l’ancienne colonie
marquent profondément Kahn. Le jeune reporter découvre les horreurs d’une guerre
coloniale qui n’avoue pas son nom : « 17 mai 1957, un para est victime d’un attentat. Ses
camarades se précipitent, regroupent des passants, les placent contre un mur et mitraillent :
vingt-sept morts, vingt blessés ». Hérissé par le coup d’État du 13 mai 1958 ayant permis le
retour du Général de Gaulle au pouvoir, JFK reconnait néanmoins que ce retour fut « une
chance pour la France ». Kahn est le témoin des premiers temps chaotiques de
l’indépendance : début de guerre civile, lutte pour le pouvoir, règlements de compte entre
l’ALN et le FLN et surgissement d’une classe dirigeante : « l’élite du jour s’était, avec
beaucoup de naturel, glissée dans les meubles de l’élite de la veille ».
À l’Express, il fait équipe avec Jacques Derogy pour élucider l’affaire Ben Barka. Grand
reporter en Algérie, journaliste d’investigation, puis éditorialiste dans une grande radio périphérique, Jean-François Kahn est devenu dès la fin des années soixante une référence
médiatique malgré trois handicaps : il ne parle pas anglais, ne sait pas conduire, ni taper à la
machine ou sur le clavier d’un ordinateur !
Le chagrin et la pudeur
Peu disert sur sa vie personnelle, l’auteur fait exception pour son père, Jean Kahn, résistant,
philosophe, humaniste, fin lettré, fou de musique classique ; en quelques mots choisis JFK
résume la perception qu’il avait de son père : « Notre père Jean… Comment dire : s’il existait
des saints, il en eut été. En mieux ». Il estime tout lui devoir tant « en adhésion qu’en
réaction ». Un soir, il apprend que son père a mis fin à ses jours en se jetant d’un train.
Dévasté par cette disparition, l’aîné de la fratrie s’interroge encore sur les raisons profondes
de cette fin tragique. Peut-être une trop longue et désespérée quête d’absolu ?
Une existence plurielle
Politiquement, JFK milita un temps au Parti Communiste puis s’en éloigna sans toutefois
renier cet engagement de jeunesse : il y trouva « la générosité, la chaleur, le
désintéressement, le don de soi, la ferveur militante, la soif d’acquisition culturelle et de
bienfaisance sociale ». Aujourd’hui, il se définit comme « d’extrême centre ».
Son arrivée dans l’audio-visuel accroît plus encore sa notoriété, notamment par l’émission
de France Inter « Avec tambour et trompette » où le grand public découvre sa connaissance
encyclopédique de… la chanson française.
Philippe Tesson avait racheté à bon prix un hebdomadaire jadis prestigieux mais menacé de
disparition : Les Nouvelles Littéraires. En 1977, aimant les paris jugés ingagnables, JFK
accepte d’en prendre la direction ; constatant que les news magazines classiques sont
ouverts à la culture, Kahn inverse le postulat en ouvrant l’hebdo littéraire à l’actualité.
Bingo ! En quelques années les ventes passent de 2000 à 70000 exemplaires !
Témoin et acteur de son temps, l’ouvrage de JFK nous offre un récit d’une acuité
impressionnante. Par ailleurs, le lecteur aura noté que le titre sous-entend l’existence de
plusieurs vies ; ces vies qui ont construit un homme paradoxal, à la fois simple et complexe.
Alain Camilleri
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